Une fois de plus, la suprématie de la santé publique et du bien-être des populations sur les intérêts commerciaux de l'industrie du tabac a été affirmée et cette fois dans un pays africain. La Cour d'Appel du Kenya l'a réaffirmé dans une décision du 17 février 2017 en rejetant l'appel de British American Tobacco (BAT), confirmant ainsi la Loi Antitabac de 2014.
Contexte
Le Kenya a signé et ratifié la Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la Santé pour la lutte antitabac (OMS-CCLAT) le 25 juin 2004. Les dispositions de la CCLAT ont été intégrées dans le dispositif juridique national à travers la Loi Antitabac (LAT) promulguée le 27 septembre 2007. Peu de temps après les efforts pour élaborer les textes réglementaires antitabac ont commencé.
En 2010, le Kenya a adopté une nouvelle Constitution qui garantit, entre autres choses, que «toute personne a droit à un environnement propre et sain» (article 42) et que «toute personne a droit aux meilleurs niveaux de santé possibles» (article 43 (1)). En outre, en 2013, le Kenya a promulgué la Loi sur les Textes Réglementaires qui exigeait que toute législation subsidiaire soit approuvée par le Parlement.
En 2014, le ministère de la Santé, par l'entremise de la Commission de Lutte Antitabac, a publié des textes réglementaires antitabac, qui devaient entrer en vigueur en juin 2014. Toutefois, en raison de la nouvelle «Loi sur les textes réglementaires», ces règlements devaient être approuvés par le Comité en charge des Législations Déléguées de l’Assemblée. Au cours de cette période, des manœuvres de l’industrie visant à influencer ce Comité ainsi que le Comité sur la Santé ont été mises à jour. Lorsque ces faits ont été dénoncés dans les médias locaux, l'industrie s'est adressée à la Haute Cour pour contester la constitutionnalité de l'ensemble desdits Règlements et de certaines dispositions spécifiques.
Entre autres arguments, l'industrie soutenait que:
- le processus d'élaboration des Règlements a enfreint les dispositions de la Constitution du Kenya et de la Loi sur les Textes Réglementaires,
- certaines dispositions spécifiques de la Loi Antitabac violent leurs libertés et droits fondamentaux et sont incompatibles avec la Constitution,
- les dispositions relatives aux avertissements sanitaires graphiques sont contraires aux traités de l'Organisation Mondiale du Commerce, notamment le Traité sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (OMC-TRIPS) et l'Accord sur les obstacles techniques au commerce,
- les avertissements sanitaires graphiques étaient inutiles puisqu'il n'y avait aucune preuve démontrant que les avertissements sanitaires graphiques (GHW) réduisent le tabagisme ou modifient les croyances ou les intentions concernant le tabagisme et sont en outre susceptibles de favoriser le commerce illicite.
- la contribution compensatoire de l’industrie du tabac pour le Fonds de Lutte Antitabac instituée dans la Loi Antitabac est ultra vires en pouvoir et autorité ; elle est inconstitutionnelle car elle équivaut à une double imposition sur les produits du tabac et viole de ce fait le Traité de la Communauté de l'Afrique de l'Est (EAC) car elle entraverait la libre circulation des échanges dans la région.
Le 24 septembre 2016, la Haute Cour a statué et rendu une décision sur l'affaire, mais dans sa manœuvre de retarder la mise en œuvre de la Loi Antitabac, BAT en Septembre 2016 a fait appel de la décision rendue. L'affaire a été entendue par un collège de 3 juges. Le jugement a été retardé plusieurs fois et a finalement été rendu le 17 février 2017. Le tribunal a jugé que les Règlements et la Loi Antitabac ne sont ni inconstitutionnels ni illégaux et ne violent pas les droits de BAT ou les autres acteurs de l'industrie. Lorsque le règlement ou la loi limite les droits des acteurs de l'industrie, il est justifié conformément à la Constitution du Kenya. L'appel a donc été rejeté car dénué de fondement.
La victoire au Kenya est le résultat d'une synergie entre le Gouvernement et la Société civile
Le Gouvernement, par l'entremise du Secrétaire du Cabinet pour la santé, de la Commission de Lutte Antitabac et du Procureur Général, étaient les premier, second et troisième défendeurs dans l'affaire et étaient représentés par un Conseiller Juridique Principal du bureau de l’Avocat Général. La Société civile, d'autre part, a été invitée à participer comme Parties intéressées par l'entremise de Tobacco Control Alliance (KETCA) et de Consumer information Network (CIN) avec le soutien de Campaign For Tobacco-Free Kids (CFTK). Tout au long du processus, le Gouvernement et les OSC ont travaillé ensemble pour répondre de façon énergique aux arguments avancés par l’industrie.
En janvier 2017, The International Institute for Legislative Affairs (IILA) a coordonné une campagne des OSC (comprenant IILA, KETCA, CIN et d'autres organisations de la Société Civile) pour sensibiliser l’opinion publique sur les Règlements antitabac et faire pression pour une décision favorable de la Cour d'Appel. Dans le même esprit, une exposition de 2 jours sur les avertissements sanitaires graphiques a eu lieu dans la ville ; durant celle-ci les membres du public ont signé une pétition en faveur des Règlements. L’exposition a été suivie d'une procession pacifique vers le Ministère de la Santé, où la pétition a été remise au Directeur de la Santé Publique (qui est également le Secrétaire de la Commission de Lutte Antitabac). En outre, la campagne a fait l'objet d'un vaste support médiatique (en cours) qui comprenait des rencontres avec des éditeurs, des participations à des émissions de télévision et de radio, des articles dans les journaux et les réseaux sociaux.
Les leçons de cette nouvelle bataille juridique ...
Il est devenu courant pour l'industrie du tabac d'utiliser les procès non seulement pour intimider les États, mais aussi pour retarder ou empêcher la mise en œuvre de mesures de lutte antitabac. Ses arguments sont pratiquement les mêmes partout: l'inconstitutionnalité des mesures de lutte antitabac contestées, les violations des droits de propriété intellectuelle, les violations des accords de l'Organisation mondiale du commerce, etc. Mais heureusement, les magistrats ne se laissent pas duper et prennent des décisions pour la protection de la santé publique par le biais des législations antitabac développées par les gouvernements. C'était le cas de l'Australie, de l'Uruguay et du Royaume-Uni.
Le Kenya est en droite ligne de cette dynamique et, en prenant cette décision, la Cour d'Appel a réaffirmé l'un des principes des Directives pour l’application de l'article 5.3 de la CCLAT qui stipule qu’ « Il y a un conflit fondamental et inconciliable entre les intérêts de l’industrie du tabac et ceux de la santé publique... Donc, les Parties devraient protéger le processus de conception et de mise en oeuvre des politiques de santé publique en matière de lutte antitabac de l’industrie du tabac dans toute la mesure possible. »
Le Kenya maintenant peut aller de l'avant dans la mise en œuvre de sa législation antitabac et la Fondation sera partenaire dans ce processus au travers de IILA notre partenaire.
Nous espérons que l'Ouganda, qui se trouve dans une situation semblable aujourd'hui, connaîtra une fin aussi heureuse.
Nous remercions Mme Emma Wanyonyi, Directrice Exécutive de International Institute for Legislative Affairs (IILA - Kenya) pour la mise à disposition d’informations relatives à cette affaire.